HUELGOAT, LA MINE

Voyage en Bretagne 1839

Fortuné Du Boisgobey  Edtion Ouest-France 2001

la mine de Poullaouen en 1900

Mardi, 10 septembre 1839

Je me réveille guéri, un peu, je crois, parce que je me suis dit qu'il fallait l'être. Il ne me reste plus qu'une difficulté de parole et de mastication. La voiture qui va nous conduire à Poullaouen est une nouvelle entreprise qui fait le service aujourd'hui pour la première fois : jamais encore aucun service régulier n'avait pu être organisé sur cette ligne de Morlaix à Lorient par Carhaix à travers les Montagnes d'Ares et les Montagnes Noires. Je vais voyager avec la civilisation qui jette aujourd'hui son premier flambeau dans le fond de cette Cornouaille encore barbare. Sur la route les paysans sortent de leurs maisons, les familles s'assemblent et les vieillards hochent la tête en examinant la lourde et rapide machine qui vient violer la vieille terre de l'Armorique. Toute cette route est vraiment la plus curieuse que j'ai faite en voiture et surtout en diligence. D'abord cette circonstance du premier voyage y ajoutait un attrait particulier, puis les hauteurs escarpées du chemin où il faut à chaque instant descendre, ce qui fait qu'on voyage autant à pied qu'en voiture : un endroit même où il n'y a pas de pont pour passer une petite rivière et où on est obligé de piquer à travers champs ( Le  Mendy) et par dessus tout les vues magnifiques et particulières des chaînes de l'Arès. De tous côtés ce ne sont qu'immenses plateaux terminés par des montagnes étagées : et sur tous ces paysages la teinte jaune et desséchés qui est propre à cette partie du Finistère : on se croirait en Espagne. Un monsieur qui y avait été ne cessait de le dire et M. Boieldieu lui-même avouait que cela ressemblait beaucoup à sa chère Corse. Ce n'est pas la première occasion que j'ai de remarquer combien la vieille et primitive Armorique offre de rapports même purement physiques avec les autres contrées encore sauvages comme elle. En approchant d'un mauvais hameau qu'on nomme le Squiriou, le paysage change, d'épaisses forêts bornent la vue de toutes parts, et quand arrivé sur une crête on domine enfin les arbres voisins, ce sont encore des forêts qu'on aperçoit à perte de vue dans les collines et les vallées.

Mon oncle qui ne veut pas voir M. Juncker quitte la voiture et s'en va directement au Huelgoat, tandis que je pousse jusqu'à Poullaouen placé à une lieue plus loin sur le bord de la route. Déjà je rencontre les Cornouaillais aux figures hâtes, la lampe et le pen-bas à la main : puis tout à coup au milieu d'un terrain désert et triste, voici que de grands bras s'élèvent, que des roues tournent, que des fumées montent : on est à Poullaouen. M. Souvestre qui a admirablement saisi en quelques mots toute la physionomie de cette partie de la Bretagne. On a pu s'apercevoir que je viens de le répéter et pourtant je n'ai écrit que ce que j'avais vu et senti ; je pourrais le copier encore si je voulais décrire l'effet produit par ces merveilles de la civilisation ainsi placées au milieu de la barbarie, mues ou surveillées par des hommes rudes de la vieille Cornouaille. La route passe absolument sur la mine puisque les machines marchent des deux côtés et l'une d'elles même étend une grande arcade au-dessus de la route, comme pour marquer sa propriété et la prendre sous sa protection.

D'abord je n'ai vu que ces grandes roues tournant immuablement sous le poids de l'eau et quelques mineurs qui me regardaient silencieux comme leurs travaux. Je me suis vite dirigé vers le château où demeurent les employés supérieurs de la mine et entre autres

M. Juncker le directeur et sa famille. On était à table : j'ai envoyé ma lettre de recommandation. M. Juncker est descendu, m'a demandé quels étaient mes projets et m'a contraint de déjeuner d'abord. Je sais d'ailleurs que dans une visite aux mines l'hospitalité au château est presque de droit, vu le défaut d'autre lieu convenable. M. Juncker est jeune encore, bon, aimable, spirituel et avec tout cela savant et célèbre ingénieur en chef des Mines. Il y avait nombreuse compagnie au château : Madame Juncker d'abord dont m'avait parlé M. Goury, et qui certes vaut beaucoup mieux que tous les éloges que j'en avais entendus : j'ai peu vu de femmes qui me paraissent aussi bonnes et aussi aimables à la fois : je ne parle pas de ses talents de musicienne et de peintre. Elle n'est plus jolie. Elle a deux petits enfants qu'elle adore. Il y a encore là un vieux de la vieille, un colonel de la garde, frère de M. Juncker, une sœur  de Madame délicieusement jolie mais un peu femme artiste de ton et d'habitudes quoique demoiselle, 2 autres officiers du régiment du colonel, les deux fils de M. Blacque-Belair, fort bien tous deux, et un étranger de Paris, administrateur en herbe des messageries, type de richesse et de stupidité complète avec laideur à l'avenant. J'ai été reçu avec empressement, affabilité ; enfin à table j'ai enragé perpétuellement d'être privé du peu d'amabilité que je puis posséder par cette espèce d'absorption, d' abasourdissement que laisse toujours à sa suite un mal de dents. Enfin j'ai fait de mon mieux, qui n'a pas été grand chose : et c'est une des circonstances où j'ai le plus regretté ma solitude, tant je crains d'avoir paru maussade à des gens si aimables.

M. Juncker m'a donné pour me conduire dans les travaux de Poullaouen, M. Pernollet, sous directeur de l'établissement, jeune, grand, assez beau garçon, sorti de l'école dans les mines et aujourd'hui dans une belle position : de l'esprit mais de l'esprit bourru, un peu d'affectation d'ennui et d'indifférence à tout. Du reste je n'ai qu'à le remercier de m'avoir parfaitement guidé et expliqué. Les mines dites du Poullaouen et du Huelgoat sont exploitées activement depuis une centaine d'années environ quoique il existe des traces de travaux antérieurs mais fort peu importants.

On prétend que les premiers puits ouverts remontent au temps de la duchesse Anne, peut être même bien plus loin, car ce temps de la duchesse Anne désigne généralement en Bretagne tout ce qui est ancien. Elles sont depuis leur réouverture la propriété de concessionnaires, d'abord assez nombreux, maintenant réduits à trois : M. Blacque-Belair et deux associés. Ce sont les plus riches de France en plomb argentifére et en argent : il est bon de dire que la France est très pauvre en ce genre. Les exploitations du Huelgoat et du Poullaouen, éloignées l'une de l'autre d'environ 5/4 de lieue sont tout à fait distinctes comme matière exploitée et comme traitement de ces matières. La mine du Poullaouen où réside le Directeur est la plus moderne (elle ne date que de 1750nviron) et la moins riche. Elle a de plus que celle du Huelgoat la fonderie où se coule tout le plomb des deux mines. La mine du Huelgoat fort ancienne comme je l'ai dit a atteint aujourd'hui une profondeur de 900 pieds : on y remarque les belles machines destinées à l'épuisement des eaux et dues au talent et aux labeurs de M. Juncker. Ce qui la caractérise surtout c'est la présence d'un minerai d'argent, qui ne contient que de l'argent et est appelé vulgairement terre rouge et est bien distinct du minerai de plomb contenant de l'argent mélangé. On a été fort longtemps avant de connaître la valeur de cette précieuse matière et même les propriétaires la jugeant inutile en avaient fait paver plusieurs chemins de la mine. Ce ne fut qu'en 1813, environ, que M. de Humbolt , visitant Le Huelgoat trouve une grande ressemblance entre cette terre rouge et le minerai d'argent des mines de Potosi au Pérou , qu'il avait comme on sait, si bien visitées et décrites : on analysa, on réussit, et on dut à la science et à l'expérience un bienfait de plus. Les opérations pour traiter ce minerai sont propres au Huelgoat.

Après ces différences générales je passe au détail de ma visite dans leur ordre naturel. M. Pernollet m'a conduit successivement dans tous les travaux du Poullaouen. Partout dans les deux mines, le grand et le seul agent pour presque toutes les opérations est l'eau. D'abord voici un des puits qui s'ouvre sous un hangar : une grande roue mue par une chute d'eau fait incessamment monter deux demi-tonnes que les ouvriers souterrains remplissent de minerai. Les échelles sont là et semblent inviter à s'engouffrer dans ces profondeurs, mais je préfère réserver la descente pour le Huelgoat où elle est plus intéressante. Suivons maintenant ce minerai que je viens de voir tel qu'on l'arrache à la terre, c'est à dire ayant la forme brute et la couleur d'un morceau de charbon entouré de matières étrangères. Dans un atelier voisin, qui n'est rempli que de femmes et d'enfants, ils choisissent et mettent à part les morceaux qui contiennent vraiment du plomb, ce qui est aisé à reconnaître à la couleur métallique et au poids ; le reste composé de quartz et autres pierres inutiles est rejeté. Les parties jugées assez riches sont immédiatement soumises à l'action des pilons ou cylindres qui les broient et les réduisent en une poudre encore fort grossière.

Plus loin nous trouvons un vaste hangar ; là les femmes seules font le travail par ce qu'il exige plus d'attention que de force. De longues tables creuses et inclinées sont disposées dans toute la longueur de l'atelier : un courant d'eau parcourt sans cesse entraînant avec lui les parties plus légères de cette poussière dont j'ai parlé et laissant au fond le plomb. Le travail des femmes consiste à racler assez doucement avec de grands râteaux pour enlever les parties inutiles. Des travaux analogues se font pour l'épuration à divers degrés toujours par l'eau qui est employée ici à tout. Une chose digne de remarque c'est combien peu il se perd de matière dans une si grande exploitation : la boue des ateliers est ramassée et on force même les ouvriers à se laver les pieds en sortant. Aux mines de Poullaouen : le lavage du minerai .

De là M. Pernollet nous a guidé dans les ateliers de la fonderie situés à quelques distances et a eu la bonté de nous faire assister à un coulage. C'est vraiment un beau spectacle : d'un énorme fourneau à réverbères, que des paysans bretons à moitié nus chauffent avec du bois et de la houille, s'élève la flamme verdâtre et blanche que produisent le cuivre et le zinc mêlés en petite quantité avec le plomb. Tout à coup avec une barre de fer on perce une issue dans la chaudière et un véritable fleuve de feu s'échappe en bouillonnant pour se réunir dans une cuve creusée en terre, d'où on le sort ensuite après l'avoir encore purifié pour le couler en barres dans des rigoles de fer creusées à cet effet. Je ne pouvais assez admirer ce changement si prompt et si complet qui a fait de cette terre noirâtre un métal pur et brillant.

C'est une belle chose que l'industrie. J'ai tout vu à Poullaouen. M. Juncker qui veut me donner à la fois des recommandations et les moyens d'en profiter, me fait une lettre pour le sous-directeur du Huelgoat et me propose pour m'y rendre le cheval de sa belle-sœur, Melle Caroline. J'accepte en remerciant, j' enfourche et je pars. Me voilà chevauchant au milieu des coteaux et des forêts : je ne connais rien de beau comme tout ce pays de Poullaouen au Huelgoat et plus loin, ces rochers couverts d'arbres séculaires dans la partie la plus sauvage de la Bretagne, cette solitude à côté du mouvement des mines, ces mines même avec leur souterraine industrie, tout cela jette dans l'âme je ne sais quelle poésie, je ne sais quelle émotion indéfinissable. On prête involontairement de grandes actions, des époques héroïques à ces sites imposants et sauvages. Que j'aimerais à vivre là retiré du monde, le fusil à la main, errant de la montagne au bois, et du torrent à la plaine.

C'est aujourd'hui M. Blacque-Belair qui est propriétaire de presque toutes ces belles forêts ; il paraît du reste qu'il en est digne : du temps qu'il habitait Poullaouen il chassait fréquemment le sanglier : un jour il était descendu de cheval ; un énorme sanglier venait à lui, furieux : M. Blacque le tire, le blesse et en reculant pour tirer son second coup trébuche dans les branches et tombe ; l'animal arrive sur lui d'un bond, et du premier coup de croc lui ouvre la cuisse dans toute sa longueur ; il va redoubler quand M. Blaque a assez de présence d'esprit pour reculer sa carabine, la lui appliquer sur le crâne, lui faire sauter la cervelle et donner du cor pour appeler à son secours. On trouva le sanglier mort et le chasseur évanoui, l'un sur l'autre couverts tous deux de sang et d'écume. N'est-ce pas un trait antique  ?

J'arrive à Huelgoat après plusieurs détours, car les travaux de la mine qui emploient presque toute la population des environs  ont peu civilisé et il est très difficile de se faire comprendre en français. L'exploitation du Huelgoat est située sur une hauteur fort élevée, au centre de ce magnifique pays dont j'ai parlé. Il se décide que je vais y coucher et y dîner. En attendant  je vais ave£ M. Boieldieu voir dans la forêt la promenade des bords du canal. Ce canal qui n'est autre qu'un petit ruisseau servant à amener de l'eau pour les travaux de la mine forme la plus délicieuse promenade qu'on puisse imaginer : on a eu l'heureuse idée de pratiquer dans tout son cours une charmante allée bien verte et bien touffue, bordée d'un côté par ce frais ruisseau, de l'autre par une pente escarpée au bas de laquelle coule la rivière que les arbres de la forêt dérobent à la vue, le sentier nous a menés jusqu'à un rocher abrupt et couvert de vieux saules qui domine ce qu' on appelle le gouffre ; c'est un endroit où la rivière après une cascade assez élevée tombe au milieu de gros blocs de rochers où elle s'engouffre à grand bruit et disparaît pour ressortir plus loin claire et murmurante. Ce site est d'une beauté sombre bien remarquable ; il est du reste bien mieux encore en hiver quand les eaux sont abondantes : il me fait penser avec un serrement de cœur à la cascade si belle de Saint-Darbots  que je ne verrai pas, je sais bien par la faute de qui. Il est vrai que Saint-Darbots est dans le même cas que le gouffre et n' a pas presque (sic) d'eau en été.

En revenant pour dîner  je trouve le maître mineur qui m'avertit de me préparer à descendre ce soir dans la mine parce qu'il ne pourrait pas me conduire demain matin. Soit, le jour et la nuit sont exactement pareils à quelques centaines de pieds sous terre. Je dîne assez mal avec M. Boieldieu chez le receveur des Douanes, espèce de vieil imbécile, dont le nom de M. Pinchon ferait rire à Paris depuis le vaudeville. Enfin voici 8 heures, il faut partir : je vais me revêtir du costume de mineur, nécessaire pour se lancer dans ces profondeurs. Une blouse et un pantalon de toile grise, un chapeau ciré de forme basse pour protéger la tête dans les voûtes peu élevées, et un grand tablier de cuir qui se boucle sur le dos. Nous allumons nos lampes et nous grimpons le coteau. Le maître mineur ouvre d'abord une petite porte et nous pénétrons dans une longue et basse galerie voûtée où il faut marcher courbé et qui nous conduit à près d'un quart de lieue jusqu' à l'entrée des puits. Il y a deux moyens pour descendre dans la mine : le premier par les tonneaux suspendus appelés bassicots, l'autre plus fatigant de beaucoup par des échelles successives de galerie en galerie, de 30 pieds chacune. J'aime mieux en pareille circonstance ne m'en fier qu' à moi même et je choisis les échelles : d'ailleurs je crois que les tonneaux ne sont pas pour le moment disponibles. Je suis d'abord fort embarrassé pour descendre tout en tenant ma lampe suspendue avec le pouce. Mais enfin je m'y habitue, le maître mineur me donne des leçons, et je traverse presque sans m'en apercevoir 5 ou 6 étages qui nous conduisent à 30 pieds sous terre.

Là se trouvent les machines si célèbres de M. Juncker qui est vraiment le fondateur ou du moins le régénérateur des deux mines : on allait les abandonner il y a environ dix ans quand il revint y mettre l'ordre et mieux que l'ordre, le talent. Ces machines servent à épuiser l'eau qui envahirait sans cela la mine entière en quelques minutes : ce sont deux énormes pompes qui élèvent l'eau du fond de l'excavation jusqu' à la hauteur où nous sommes au moyen de deux gigantesques pistons de 600 pieds 85. De là l'eau est portée au dehors par des appareils divers et moins importants. L'admirable chose que ces machines dont la monstrueuse impulsion égale à la force de 280 chevaux fonctionne sans bruit, sans peine : on dirait une petite pompe de bateau pour rejeter l'eau au dehors. M. Colobert, le maître mineur m'explique tout avec beaucoup de complaisance : c'est un homme fort instruit, s'exprimant bien et pourtant on lui donne la pièce en sortant. Deux gardiens veillent sans cesse près de la machine. Je délibère si je descendrai plus bas, mais cela me retiendrait jusqu'à 2 heures du matin ; j'ai besoin de sommeil et d'ailleurs je verrai en remontant les mêmes travaux qu'en dessous. Jour et nuit on travaille dans la mine : de temps en temps je reconnais le bruit éloigné des coups de pioche et le roulement des brouettes ou bien une lumière éloignée qui brille à travers les excavations et annonce la présence d'un mineur isolé. Quel singulier spectacle !

Voici que nous touchons au 11 septembre : dans quelques heures il y aura 18 ans que je suis né à Granville : Qui aurait dit à ma mère qu'à pareil jour dans 18 ans je me trouverais à 300 pieds sous terre l'aurait bien effrayée ; sans plaisanterie, ce rapprochement dans cette position m'a fait naître mille idées mélancoliques qui n'étaient pas sans charme. Nous nous rapprochons de la surface et en même temps nous nous enfonçons dans les longues galeries qui occupent un espace de plus de 2 000 mètres. Voici les entrailles de la terre : voici les parois de rochers qui encaissent le filon dont j'ai compris alors la forme et la position : c'est ici qu'il faudrait apprendre la géologie. Ce filon, généralement composé de substances assez molles est distinctement encaissé dans le rocher ; il a presque partout 4 pieds de largeur. Nos lampes projetaient leur terne lumière sur toutes ces substances métalliques et leur donnaient mille reflets divers : j'ai ramassé quelques morceaux de minerai d'argent, de cette terre rouge dont j'ai parlé. Enfin nous avons regagné la surface, au milieu de l'eau et de la boue qui vient à la cheville, et moi les mains horriblement salies et fatiguées de cette ascension continue. Croirait-on qu'il vient presque tous les jours des visiteurs, que des dames y descendent, que Madame Juncker entre autres est allée jusqu'au fond et a remonté d'un seul coup 900 pieds d'échelles ?

Mercredi, 11 septembre 1839

Aujourd'hui il ne me reste plus à voir pour compléter mon excursion travail particulier au Huelgoat que l'on y fait subir au minerai d'argent. Cette terre rouge que j'ai vue hier dans la  mine, par filons, par masses irrégulières, la voilà amenée à la lumière et tout près de rendre à la science l'argent qu'elle renferme. J'ai aujourd'hui pour cicérone le collègue du maître mineur, le maître chimiste qui préside aux manipulations et aux travaux à la surface ; c'est un Allemand un M. Schmidt, je crois, d'un accent très prononcé, d'une vivacité toute française ; fort bon homme et très bien aussi dans sa partie comme M. Colobert : il paraît que M. Juncker se reflète sur tout ce qui l'entoure.

Cette terre rouge est jetée après avoir été pilée dans de grands bassins où elle est mélangée d'eau et de sel : elle prend alors l'apparence de mortier et de terre glaise. C'est pour cette opération du mélange du sel qu'on entretient deux hommes de la Douane à Huelgoat, qu'on oblige l'inspecteur à y aller tous les mois. Ces deux employés ont pour mission unique de veiller à ce que le sel ne soit pas employé à la consommation des tables et notez qu'on a soin de l'empoisonner avant de le livrer : ou le poison, ou les douaniers, mais pas les deux. Le mélange fait et après qu'il a passé dans les cuves successives, il est enfin transporté dans des tonnes attachées sur des pivots à des roues que fait tourner une vaste machine mise en mouvement par l'eau. C'est dans ces tonnes qu'on le traite par le mercure ; lequel par le mouvement continuel rencontre et s'approprie toutes les parties d'argent contenues dans le minerai. La mixture faite on ouvre les bondes ; le mercure beaucoup plus lourd se précipite dehors en entraînant l'argent ; on jette le reste et il n'y a plus qu'à séparer l'argent du mercure et à fondre. La fusion ne s'opère guères que tous les 8 jours : on attend qu'on ait recueilli une quantité d'argent suffisante.

Tels sont en résumé les travaux de ces deux belles exploitations qui rapportent, dit-on, environ 20 000 Francs par mois de bénéfice net à partager entre trois  : c'est certainement fort beau et pourtant on remarque partout une misère et un délabrement bien fâcheux. Les fourneaux sont en mauvais état : les ateliers de chimie presque tous hors de service : les employés casernes dans de mauvaises huttes : il n'y a que le château qui soit réellement un peu passable. Nous avons dormi cette nuit dans une petite chambre à dessin, au bruit de la grande roue que fait mouvoir une chute d'eau, et tout près de l'orifice de la mine. Il m'a paru curieux d'observer quel était l'effet de la présence des mines dans cette partie reculée de la Bretagne. Au premier abord on croirait qu'il doit en résulter de grands avantages : on se tromperait. Si les travaux de la mine ont quelque effet, cet effet est fâcheux. D'abord il tue l'agriculture dans un rayon de quelques lieues : des familles entières trouvant à s'occuper à la mine abandonnent les travaux de la terre pour une occupation d'un gain plus sûr. C'est là aussi que l'on peut saisir une des nuances du caractère breton si éminemment coutumier et traditionnel : ils ont trouvé moyen de plier à leurs habitudes ce travail essentiellement civilisé ; d'abord ils se le transmettent de père en fils : le père travaille et pioche à quelques cents pieds plus bas le minerai que le fils divise et choisit dans l'atelier et que la femme lave un peu plus loin ; ensuite ce métier ils l'exercent seuls : c'est en breton que se donnent les ordres, en breton qu'on commande l'amalgamation pour la séparation de l'argent ; ils ont conservé leur individualité au milieu des pompes aspirantes et des fourneaux à réverbères, et s^on les rencontre le soir par les chemins la lampe dans une main, la lampe signe de leur servage, de l'autre ils ont toujours le pen-bas, emblème de la vieille indépendance celtique. Une petite fille nous a offert un petit morceau de minerai pour avoir quelques sous : elle ne savait pas le français et nous l'a présenté sans rien dire : déjà l'instinct du gain qui naît avec les Bretons : c'est pourtant une triste destinée que celle de ces mineurs, avec cette vie souterraine, sans cesse exposés à ne plus ressortir de ce puits où ils entrent tous les jours. Il paraît du reste que les accidents sont fort rares : le gaz n'y produit jamais d'explosions.

J'ai donc tout vu, tout vu excepté Saint-Darbot, mais enfin il n'y a pas moyen, et nous partons. Nous revenons en cabriolet cette fois je vais à pied du Huelgoat au Squiriou à travers la forêt : c'est comme partout auprès du Huelgoat : une suite de sites plus merveilleux l'un que l'autre une belle forêt, une vraie forêt de haute futaie et non de ces méchants taillis qui prennent ce noble nom, s'étend sur tout ce pays du Squiriou à Huelgoat, et je ne saurais trouver une plus belle voie pour quitter tant de belles choses. J'aurais bien voulu aller rendre visite et faire mes adieux à M. Juncker, mais quoi qu'on ait pu dire et faire, M. Boieldieu, tout en disant qu'il avait fort envie de le voir, n'y a jamais voulu venir. J'ai parcouru de nouveau toute cette route d'Arrés et j'ai encore une fois joui de la beauté de ces montagnes si pittoresques et si sauvages. Oh ! je pense avec bien des soupirs de regret à mon excursion de Pleyben, la Feuillée, Saint-Darbot, Chateauneuf et Carhaix, manquée et sans que ce soit de ma faute : libre et seul il n'y a que cela pour voyager. J'ai remarqué surtout dans ma route une chaîne assez rapprochée qui se découpe sur l'horizon en rochers bleuâtres : il est impossible de rien imaginer de plus suave et de plus sévère à la fois. Arrivé le soir à Morlaix j'ai passé une insignifiante soirée qui préludait à une insignifiante journée.